L’illusion du regard neutre
Peut-on observer un système humain sans le modifier ? C’est la question qui hante toute démarche d’analyse, de recherche ou d’intervention systémique. Dans les laboratoires comme dans les organisations, la simple présence d’un observateur suffit à changer les comportements.
Regarder, c’est déjà agir.
Les chercheurs de Palo Alto l’avaient pressenti bien avant que la physique quantique ne popularise le **principe d’incertitude** : dans tout système vivant, l’observation est une interaction. Ce que l’on croit voir n’est pas une réalité figée, mais une co-construction entre observateur et observé.
Plus le regard se veut neutre, plus il devient influent.
Observer, c’est participer : La seconde cybernétique
La cybernétique de première génération (Norbert Wiener, 1948) s’intéressait aux systèmes d’autorégulation. Comment maintenir la stabilité grâce à des boucles de rétroaction. Mais la seconde cybernétique (Heinz von Foerster, 1974) introduit un renversement :
- L’observateur fait partie du système qu’il observe.
Autrement dit, toute observation modifie le phénomène observé. Dans le champ des interactions humaines, cette idée est explosive. Elle signifie que le chercheur, le thérapeute ou le manager n’est jamais extérieur au système, **il** en devient un élément à part entière.
Exemple concret : La caméra en réunion
Dans une entreprise, une équipe de recherche filme des réunions pour analyser la communication. Très vite, les participants jouent la scène : les managers paraissent plus ouverts, les collaborateurs plus détendus.
Le simple fait d’être observé transforme la dynamique. Quand la caméra s’éteint, le groupe revient à sa norme.
L’observation a produit un effet de rétroaction, **et** plus on prétend ne pas interférer, plus l’influence devient subtile.
Le paradoxe du miroir : Voir sans se voir
Observer un système humain, c’est comme tenir un miroir devant lui, tout en s’y reflétant soi-même. Chaque question posée, chaque silence, chaque posture de l’observateur infléchit le système. Même le choix du cadre (ce qu’on filme, ce qu’on note, ce qu’on ignore) agit comme un filtre.
La méthodologie systémique reconnaît cette impossibilité de la neutralité. Au lieu de chercher à éliminer l’influence, elle propose de l’intégrer consciemment dans le processus d’observation. C’est le cœur de la posture constructiviste :
« Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, mais tel que nous sommes. » – Paul Watzlawick.
Exemple : L’entretien circulaire
Dans la recherche systémique, on utilise l’entretien circulaire pour interroger plusieurs acteurs d’un même système. Le chercheur ne cherche pas la vérité, mais les différences de perception :
- « Selon vous, comment l’autre voit-il la situation ? »
Ce décentrage révèle les boucles de communication, sans imposer un jugement extérieur. Le chercheur devient un catalyseur de conscience systémique, non un arbitre.
Les biais invisibles de l’observation
Toute observation contient au moins trois types de biais :
- Biais de position – Ce que l’observateur regarde dépend de sa place dans le système. Exemple : un manager qui observe ses équipes ne voit pas ce qu’elles se disent entre elles.
- Biais de focalisation – Ce que l’on choisit de mesurer crée la réalité qu’on va « confirmer ». Si l’on observe le stress, on génère du stress. Si l’on observe la coopération, on la favorise.
- Biais de langage – Les mots utilisés pour décrire une situation orientent la perception du système. Parler de résistance ou de protection ne produit pas le même effet.
Des travaux en communication organisationnelle montrent que les cadres d’observation influencent souvent davantage la dynamique collective que les consignes elles-mêmes.
Autrement dit : ce que l’on regarde finit toujours par croître.
L’observateur quantique du social
Les parallèles entre physique et cybernétique sont fascinants. Heisenberg (1927) affirmait que l’acte d’observer une particule change sa trajectoire. De la même manière, observer un système humain change sa trajectoire relationnelle.
Mais, contrairement à l’atome, l’humain observe qu’il est observé. Il ajuste son comportement en conséquence : c’est la rétroaction réflexive. Le chercheur devient alors un co-auteur du système observé.
La rivière et le caillou
Jeter un caillou dans une rivière pour voir comment elle coule modifie aussitôt le courant. Le caillou devient partie du flux qu’il prétend mesurer. De même, toute observation humaine ajoute un élément symbolique : un regard, un sens, une attente.
L’eau s’adapte, et le chercheur oublie parfois qu’il est lui-même dans le courant.
Les méthodologies systémiques : Observer autrement
1. L’observation participante consciente
Plutôt que de nier sa présence, l’observateur assume son influence.
Il note ce qu’il ressent, ce qu’il suppose, ce qu’il provoque, **et** intègre ces données à l’analyse. C’est la méthode employée par Gregory Bateson dans ses études :
- « L’observateur est le premier instrument de la recherche. »
2. La triangulation circulaire
Pour éviter les interprétations uniques, on croise les regards : chercheur, participants, tiers observateurs. Chaque point de vue révèle une dimension différente du système.
3. L’analyse des écarts
Ce n’est pas la cohérence qui renseigne le système, mais ses dissonances. Les divergences entre discours, gestes et décisions montrent où se jouent les régulations invisibles.
4. La perturbation minimale
Inspirée de la cybernétique, cette approche consiste à introduire une micro-variation (question, geste, délai) et à observer la réaction. Ces micro-perturbations offrent souvent des observations plus fidèles que des entretiens formels, parce qu’elles laissent vivre les boucles naturelles.
Observer le chercheur : La réflexivité comme outil
Le chercheur systémique ne cherche pas à supprimer son influence, mais à la cartographier.
- Qu’est-ce que ma présence change ?
- Qu’est-ce que je renforce sans le vouloir ?
- Quelle image du système mes questions fabriquent-elles ?
Cette démarche, appelée réflexivité systémique, permet de transformer le regard en instrument d’analyse. Ce n’est plus « moi qui observe eux », mais « nous qui nous observons mutuellement ».
Le risque du sur-contrôle : Quand l’observateur se fige
Vouloir tout mesurer, tout enregistrer, tout contrôler peut stériliser la recherche.
Les systèmes humains ont besoin de spontanéité pour révéler leurs boucles naturelles. La transparence excessive peut inhiber les comportements authentiques. Les participants deviennent stratèges de leur image plutôt qu’acteurs de leurs interactions.
Autrement dit : trop d’observation tue la vie du système.
Comment observer sans dénaturer ?
La réponse n’est pas technique, mais éthique : il s’agit de trouver la bonne distance.
- Ni fusion (où l’on devient partie prenante),
- Ni retrait absolu (où l’on projette ses biais invisibles).
Cette juste position **« proche mais pas collé »** exige une conscience fine des effets de sa présence. C’est là que la cybernétique rejoint la philosophie : observer, c’est dialoguer avec le réel.
Méthodologie vivante : Les outils du regard systémique
- Cartographie des interactions : visualiser les échanges plutôt que les individus.
- Analyse des résonances : noter ce que l’observateur ressent lorsqu’il écoute.
- Observation circulaire : questionner les liens entre comportements plutôt que les causes isolées.
- Journal de réflexivité : écrire les micro-effets produits par sa propre présence.
Ces outils ne cherchent pas la vérité objective, mais la dynamique émergente.
Conclusion : L’observation comme co-création
Observer sans influencer est impossible, **mais** observer consciemment son influence, c’est possible. La neutralité absolue n’existe pas, mais la lucidité sur ses effets, oui.
La méthodologie systémique ne cherche pas à purifier le regard, mais à le rendre intelligent. Un regard capable de se voir lui-même, d’ajuster son impact, et d’en faire un levier de compréhension.
C’est cette posture qu’incarne l’espace fredericarminot.com : un lieu où l’observation des systèmes humains devient une pratique d’intelligence collective.
Pour aller plus loin : Apprendre à observer sans déformer
Dans l’espace Premium de fredericarminot.com :
- Des articles approfondis sur la méthodologie systémique et la posture de l’observateur.
- Des outils d’analyse circulaire pour repérer ses propres biais d’influence.
- L’accès à l’IA Deeler, entraînée à penser selon l’approche Palo Alto, pour explorer vos interactions sans distorsion.
Observer sans influencer ? Impossible peut-être, mais fascinant à apprendre.
Questions fréquentes – FAQ
Pourquoi l’observateur influence-t-il le système ?
Parce que toute présence introduit de nouvelles rétroactions : le système s’ajuste à son environnement.
Peut-on atteindre la neutralité absolue ?
Non. On peut seulement la compenser par la conscience de ses propres effets.
Qu’est-ce que la réflexivité systémique ?
La capacité à observer son rôle dans le phénomène étudié.
Quelle est la différence entre observation participante et intrusive ?
La participante reconnaît son influence. L’intrusive la nie.
Comment limiter l’effet de l’observateur ?
En variant les points de vue, en documentant ses propres réactions, en introduisant des micro-perturbations.
Qu’est-ce qu’une perturbation minimale ?
Une intervention légère (question, geste, délai) pour tester la réactivité du système.
Pourquoi la posture de l’observateur est-elle éthique ?
Parce qu’elle engage une responsabilité : observer, c’est agir.
Quels outils utiliser pour observer un système humain ?
Cartographie, observation circulaire, journal réflexif, enregistrements contextuels.
En quoi l’approche Palo Alto change-t-elle la recherche ?
Elle déplace le regard : du contenu vers la relation, de l’individu vers le système.
Que propose l’espace Premium de fredericarminot.com ?
Des exercices, des analyses et l’accès à l’IA Deeler pour perfectionner l’art d’observer sans distordre.
Ressources francophones
- Revue Communication – Université Laval (revue scientifique francophone sur la communication et les systèmes humains)
- Questions de communication – Université de Lorraine (analyse des interactions, du langage et de l’observation en sciences sociales)
- Spirale – Revue de recherche en éducation et en communication (Université de Lille)
- Communication & Organisation – Université Bordeaux Montaigne (travaux sur la communication organisationnelle et la réflexivité)
- Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication (RFSIC) – SFSIC
- Université de Lausanne – Étude sur la réflexivité en communication organisationnelle (2022) — HAL Archives Ouvertes
- Persée – Collection Communication et langages – Archives de la recherche française
- Hermès, la Revue – CNRS Éditions (numéros sur la cybernétique, l’observation et la médiation)
- Éditions Érès – Collection “Palo Alto” – Ouvrages de Wittezaele, Nardone, Watzlawick (traduits et commentés)
- CNRS – Notice Heinz von Foerster (pionnier de la seconde cybernétique)
- Études de communication – “Observer l’observation : réflexivité et pratiques de recherche” (Université de Lille, 2021)
- Université de Lausanne – Département des Sciences de la Communication (programmes sur la communication systémique et l’interaction)
- Communication & Langages n°69 – “Observer et interpréter” – Persée (1999, mais toujours pertinent sur les biais de l’observateur)
- Recherches Féministes – “Réflexivité et position du chercheur” – Érudit.org
- HAL – “Les effets de la présence du chercheur sur le terrain” – Université Grenoble Alpes (2020)
Ressources langue anglaise
- Norbert Wiener – Cybernetics (MIT Press)
- Second-order cybernetics (aperçu synthétique)
- American Society for Cybernetics – Second-order Cybernetics
- Watzlawick, Beavin, Jackson – Pragmatics of Human Communication (aperçu)
- Gregory Bateson – Steps to an Ecology of Mind (University of Chicago Press)
- Hawthorne Effect – effets de l’observation (aperçu)
- Stanford Encyclopedia of Philosophy – Scientific Objectivity
- Peter Checkland – Systems Thinking, Systems Practice (référence méthodo)
