Comment un système fabrique sa propre résistance au changement

par | 11 Nov 2025 | Cybernétique & Rétroaction

Introduction : Le paradoxe du changement impossible

« Si ça ne change pas, c’est que ça fonctionne à ne pas changer »

Lecture rapide | Sommaire

Cette phrase pourrait résumer tout un pan de la cybernétique appliquée aux systèmes humains.

Dans une équipe, une famille, une organisation, tout le monde veut “que ça change” mais rien ne bouge vraiment. Les réunions s’enchaînent, les plans d’action se répètent, les slogans se modernisent.

Et pourtant, sous la surface, les mêmes dynamiques se reproduisent.

Pourquoi ?

Parce qu’un système n’est pas une somme d’individus. C’est un ensemble d’interactions auto-régulées, conçu pour maintenir son équilibre. Et cet équilibre – même dysfonctionnel – résiste à toute tentative de transformation.

Bienvenue dans la cybernétique du paradoxe : là où la résistance au changement n’est pas un bug, mais une fonction.

La cybernétique : Quand le système se défend de lui-même

La cybernétique, fondée par Norbert Wiener dans les années 1940, étudiait les systèmes capables de s’auto-réguler grâce à des boucles de rétroaction (feedback loops).

Autrement dit : toute action produit une réponse du système, qui vise à réduire l’écart entre l’état actuel et l’état désiré.

Dans un thermostat, cette logique est simple : s’il fait trop chaud, le chauffage s’arrête. Mais dans un système humain, les choses se compliquent. En effet, la température n’est pas mesurable objectivement.

Chaque acteur interprète différemment ce qui est trop ou pas assez et surtout, le système se corrige parfois pour éviter le changement lui-même.

C’est ce que les chercheurs appellent une boucle de rétroaction homéostatique : le système agit pour revenir à l’état connu, même s’il est insatisfaisant.

Exemple : La réunion qui reproduit le problème qu’elle prétend résoudre

Prenons une entreprise où les managers se plaignent d’un manque d’initiative. On lance alors une série d’ateliers sur la responsabilisation.

Résultat : les équipes participent mais attendent qu’on leur dise comment être plus responsables. Le système a récupéré la tentative de changement pour la réintégrer dans son ancien fonctionnement.

On a parlé d’autonomie, mais selon le modèle hiérarchique existant.

Cette inertie n’est pas de la mauvaise volonté. C’est un mécanisme de stabilisation. La cybernétique appellerait cela une boucle de rétroaction négative : le système agit pour corriger toute déviation perçue comme menaçante pour son équilibre.

L’homéostasie relationnelle : La fonction cachée de la résistance

Les chercheurs de l’École de Palo Alto, notamment Don D. Jackson et Paul Watzlawick, ont transposé la cybernétique au champ des interactions humaines. Ils ont observé que les relations se comportent comme des systèmes autorégulés : elles cherchent à maintenir une cohérence, une identité.

La résistance au changement n’est pas dans les personnes, elle est dans le système qu’elles forment ensemble.”
– Paul Watzlawick, Une logique de la communication, 1967

Lorsqu’un membre du système change de comportement, les autres réagissent, le plus souvent, pour restaurer le statu quo. Non pas parce qu’ils sont hostiles, mais parce que leur rôle, leur place, leur sécurité relationnelle sont menacés.

Ainsi, un collaborateur qui devient soudain proactif peut être marginalisé. Un membre de couple qui prend confiance peut déstabiliser l’autre. L’homéostasie relationnelle agit comme un thermostat invisible du lien humain.

L’effet paradoxal : Plus on veut changer, plus le système se renforce

Dans les années 1970, Watzlawick et ses collègues ont décrit un phénomène fascinant :

Plus on applique des solutions qui appartiennent au système existant, plus on entretient le problème qu’on veut résoudre

Ce qu’ils appellent une tentative de solution redondante : la personne (ou l’organisation) répète la même logique en croyant innover.

  • Pour motiver les équipes, on multiplie les réunions (ce qui démotive).
  • Pour réduire les tensions, on multiplie les médiations (ce qui les rend centrales).
  • Pour donner la parole, on crée des formulaires anonymes (ce qui augmente la méfiance).

Chaque action curative alimente la boucle qui empêche le changement.

La métaphore du bateau et de la mer

Un système humain, c’est comme un voilier sur une mer agitée. Quand le vent tourne, on ajuste les voiles, on compense, on s’adapte.

Mais si le bateau dérive trop, l’équipage s’affole et finit par tout remettre comme avant pour ne pas chavirer.

La résistance au changement, c’est la peur du chavirement collectif. Pas forcément consciente, mais inscrite dans la logique du système.

Mieux vaut un déséquilibre connu qu’une transformation imprévisible

Et, comme dans tout système, l’information circule en boucle. Plus on cherche à corriger, plus on observe, plus on renforce la boucle d’auto-contrôle jusqu’à parfois bloquer l’innovation elle-même.

Les boucles de rétroaction : Moteur et frein du changement

La rétroaction négative stabilise. La rétroaction positive, au contraire, amplifie les écarts. Les systèmes vivants – et humains – fonctionnent grâce à la combinaison subtile des deux.

Or, quand un système humain résiste, c’est souvent parce que ses boucles négatives écrasent les positives. Tout signal de nouveauté est absorbé, neutralisé. La créativité devient suspecte, l’expérimentation se transforme en menace.

Une étude du CNRS (2021) sur les dynamiques d’adaptation organisationnelle montre que les structures les plus performantes à long terme sont celles qui acceptent des fluctuations temporaires (doutes, tâtonnements, erreurs) avant de se re-stabiliser.

Autrement dit : un système doit accepter le chaos pour évoluer. Mais la plupart des organisations, des couples ou des groupes veulent changer sans perdre le contrôle, ce qui est une contradiction insoluble.

Pourquoi les systèmes détestent le vide

Le changement crée du vide : des places à redéfinir, des rôles à repenser, des certitudes à abandonner. Or, le vide relationnel est intolérable pour la plupart des systèmes.

Ils comblent aussitôt :

  • par du contrôle,
  • par du discours,
  • ou par des rituels de façade (séminaires de transformation, écoute active).

Ainsi, ce qui devait permettre la mutation sert à colmater la brèche. La forme du changement devient son antidote.

Le rôle de la communication : Le changement comme langage

Les travaux de Wiener, Bateson et Watzlawick ont convergé sur une idée :

Tout comportement est communication, et toute communication est une forme de régulation

Changer, c’est modifier le langage du système, ses règles implicites, ses échanges, ses feedbacks.

Mais tant que la communication reste codée selon l’ancien paradigme, le changement reste théorique. C’est ce qu’on observe dans les dispositifs où le vocabulaire du changement est omniprésent : agilité, innovation”, résilience.

Ces mots deviennent de nouvelles normes. et celles-ci, comme toujours, produisent leur propre résistance.

Les institutions : La cybernétique bureaucratique

Les institutions publiques, les grandes entreprises ou même les associations agissent comme des organismes auto-conservateurs. Elles produisent des cellules de changement chargées de maintenir la stabilité sous couvert d’évolution.

Une étude du European Institute of Public Administration (EIPA, 2022) sur les réformes administratives européennes montre que 80 % des programmes de transformation interne se limitent à des ajustements de procédures sans remise en cause du système d’autorité.

Le système change pour prouver qu’il change, sans altérer sa structure.

C’est ce que Bateson appelait un changement de type I : une variation à l’intérieur du même cadre. Le vrai changement – de type II – modifie le cadre lui-même. Mais cela, le système le redoute plus que tout.

Le point de bascule : Quand le système s’écoute

Pour qu’un changement réel se produise, il faut que le système prenne conscience de sa propre circularité. Qu’il cesse de traiter les symptômes et commence à observer les effets de ses tentatives de solution.

C’est là que l’approche systémique devient puissante : elle ne cherche pas à corriger, mais à observer les régulations existantes. Elle aide à voir que ce qui bloque n’est pas une erreur à réparer, mais une fonction à comprendre.

L’observateur fait partie du système qu’il observe
– Heinz von Foerster

Autrement dit : toute observation change le système. La clé, ce n’est pas de forcer le changement, mais de changer la manière dont on le regarde.

La métaphore de la peau et de la mue

Un serpent ne se défait pas de sa peau en la déchirant de l’extérieur. C’est la pression interne, soutenue et naturelle, qui provoque la mue. Les systèmes humains fonctionnent de même : la résistance extérieure disparaît lorsque la tension interne devient créative.

Ce n’est donc pas la violence du changement qui le rend possible, mais la qualité de la rétroaction entre les éléments du système.

Comment accompagner un système sans le violenter

1. Observer avant d’agir

Toute intervention modifie le système. Avant d’imposer une transformation, il faut observer les boucles : qui régule quoi ? Quelles peurs maintiennent la stabilité ?

2. Agir à un autre niveau logique

Comme le disait Watzlawick : “On ne résout pas un problème au niveau où il se pose” Pour déclencher un changement de type II, il faut agir sur le cadre, pas sur le contenu.

3. Créer de petites perturbations contrôlées

La cybernétique montre que de micro-perturbations ciblées peuvent avoir un effet systémique durable, à condition d’être observées et réintégrées. Ce que les stratèges appellent aujourd’hui : prototypage comportemental.

4. Renforcer les boucles de rétroaction positives

Valoriser les signaux faibles du changement (initiatives, gestes, micro-succès) renforce la capacité du système à s’autoréguler autrement.

Conclusion : Comprendre la résistance, c’est déjà changer

La résistance n’est pas une faute : c’est un signe de vie. Un système qui résiste prouve qu’il fonctionne peut-être trop bien. Mais c’est aussi une invitation : observer la logique de cette résistance, c’est ouvrir la voie à un changement durable, non imposé mais émergent.

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Pour aller plus loin : Transformer les boucles, pas les gens

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Parce qu’un système ne change pas sous la contrainte, mais sous la curiosité.

 Questions fréquentes – FAQ’s

Pourquoi un système “refuse”-t-il de changer ?

Parce que sa priorité est la stabilité (homéostasie). Les boucles de rétroaction corrigent toute déviation perçue, même quand l’état actuel est insatisfaisant.

La résistance vient-elle des individus ou des interactions ?

Des interactions. La résistance est une propriété émergente du système (rôles, règles implicites, attentes croisées), pas un défaut moral des personnes.

Quelle différence entre rétroaction négative et positive ?

La rétroaction négative stabilise (corrige l’écart) ; la positive amplifie (accélère une variation). Les deux sont nécessaires mais un excès de négative étouffe l’évolution.

Qu’est-ce que l’homéostasie relationnelle ?

Le fait que les relations cherchent un équilibre identitaire. Quand l’un change, les autres réagissent pour restaurer le statu quo.

Pourquoi “plus on veut changer, plus ça résiste” ?

Parce que les tentatives de solution réutilisent la même logique que le problème (réunions, contrôles, normes), ce qui renforce la boucle existante.

Comment repérer une boucle qui bloque ?

Repère les séquences répétitives “déclencheur → réponse → effet” qui reviennent malgré les efforts. Si parler du problème l’aggrave, tu es face à une boucle.

Qu’est-ce qu’un changement de type I vs type II ?

Type I : on modifie le comportement à l’intérieur du même cadre. Type II : on change le cadre (règles, rôles, critères de réussite).

Pourquoi les institutions créent-elles des “cellules de changement” stériles ?

Pour prouver qu’elles bougent tout en conservant l’autorité. Le dispositif sert d’anti-changement en recyclant l’ancien code relationnel.

Que faire sans violenter le système ?

Observer avant d’agir, introduire de petites perturbations testées, renforcer les signaux faibles utiles et ajuster les règles d’interaction, pas seulement les procédures.

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Ressources

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Frédéric Arminot, analyse des systèmes interactionnels

À propos de l’auteur

 
Depuis plus de vingt ans, Frédéric Arminot étudie les dynamiques de communication et les mécanismes de régulation présents dans les systèmes humains.

Formé au modèle systémique de Palo Alto, il consacre ses travaux à l’analyse des interactions, des stratégies décisionnelles et des logiques comportementales observables dans les contextes personnels, collectifs et organisationnels.

Ses recherches portent sur la manière dont les boucles d’action et de rétroaction influencent la prise de décision, la coordination et la gestion des relations. Il privilégie une approche empirique, brève et pragmatique, centrée sur l’observation des comportements réels plutôt que sur l’interprétation psychologique.

Ses publications et études de cas explorent les applications concrètes de la cybernétique et de la théorie des systèmes à la compréhension des interactions humaines contemporaines : communication, influence, adaptation, leadership et innovation comportementale.

À travers cette démarche, il propose une lecture critique et méthodologique des pratiques de changement, en cherchant à relier la rigueur conceptuelle à l’expérience quotidienne des individus et des organisations.